5 janvier 2023

Bilan des 20 ans de la loi « Kouchner » : ses zones d’ombre, ses limites et son hypocrisie

Mots-clés : loi « Kouchner » • droits des malades • responsabilité • indemnisation • réparation • accouchement • chirurgie esthétique • ONIAM

Les patients victimes d’un événement médical indésirable ont vu leur sort considérablement évoluer depuis vingt ans, grâce à l’adoption de la loi du 4 mars 2002 dite loi « Kouchner ». Lexbase Droit privé propose de dresser un bilan de ces vingt années d’application de la loi, à travers le regard d’un spécialiste en la matière, Maître Jean-Christophe Coubris, Avocat associé, Cabinet Coubris, Courtois & Associés. 


 



« Parfois le législateur va tenter, tant bien que mal, d’apporter une aide à ce malheureux patient (ou à ses proches lorsqu’il y a eu décès ou handicap grave), qui ne peut seul s’engager dans un combat aussi inégal face aux sachants en blouse blanche, face à l’hôpital avec un grand H.  
La loi du 4 mars 2002, dite loi Kouchner, relative aux droits des malades, en est le parfait exemple, avec ses zones d’ombre, ses limites et parfois même son hypocrisie » [1].

Les patients victimes d’un événement médical indésirable ont vu leur sort considérablement évoluer depuis vingt ans, grâce à l’adoption de la loi du 4 mars 2002 dite loi « Kouchner » [2].

Jusque-là, le parcours que la victime devait emprunter pour tenter de faire valoir ses droits se révélait long et fastidieux, à telle enseigne que les plus motivées d’entre elles, déjà lourdement éprouvées par l’accident médical qu’elles venaient de subir, renonçaient à s’y soumettre.

L’obtention de son dossier médical, la désignation d’un expert, les frais dont il convenait de faire l’avance, l’aléa thérapeutique, constituaient autant d’obstacles pour les patients désireux de faire la lumière sur l’origine de leur dommage.

Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, les droits de ces derniers ont significativement progressé.

Le souhait affiché de cette loi était en effet de replacer le patient au cœur de son parcours de santé, en lui permettant d’obtenir toutes les informations utiles sur ce dernier, en l’associant pleinement aux décisions médicales le concernant, et en facilitant ses démarches en cas de survenue d’un dommage dans le cadre de sa prise en charge, avec la création des Commissions de Conciliation et d’Indemnisation (CCI).

Cette loi était supposée signer en somme la fin du paternalisme médical, de l’infantilisation du patient, lequel devenait ainsi un véritable acteur de sa prise en charge.

L’objectif affiché de cette loi était également d’unifier les règles de mise en œuvre du droit à indemnisation des usagers du secteur privé et des usagers du secteur public.

Pour les uns comme pour les autres, le principe est celui de la responsabilité pour faute du professionnel ou de l’établissement de santé, sauf en matière d’infection nosocomiale contractée dans un établissement de santé, pour laquelle s’applique alors une responsabilité sans faute prouvée, c’est à dire de plein droit.

Autre avancée majeure de cette loi du 4 mars 2002 : lorsque la responsabilité d’un professionnel ou d’un établissement n’est pas engagée, un accident médical peut ouvrir droit à réparation au titre de la solidarité nationale, lorsque certaines conditions se trouvent réunies.

C’est là une consécration de l’aléa thérapeutique dont le juge administratif avait admis l’indemnisation en vertu de sa jurisprudence « Bianchi » [3], mais que le juge judiciaire, pourtant plus favorable aux victimes à bien d’autres égards, n’a jamais voulu entériner.

Ainsi on pouvait se réjouir de voir désormais les patients du secteur public et du secteur privé relever des mêmes règles de mise en jeu de la responsabilité, et de bénéficier de l’indemnisation de leurs préjudices par la solidarité nationale en cas de survenue d’un accident médical non fautif.

Il s’agissait à première vue d’avancées significatives, tout à fait prometteuses.

J’ai été l’un des premiers à le reconnaître et à m’en réjouir.

Mais force est de constater, avec le recul de vingt ans de mise en pratique, qu’il y a encore beaucoup à faire pour améliorer le sort des patients victimes. 

Cette loi « Kouchner » a en effet montré des zones d’ombre, des limites et même parfois des contradictions, qui conduisent parfois le juriste que je suis à se demander si le législateur n’aurait pas fait preuve, à certains égards, d’une relative hypocrisie.

Les avocats, et les magistrats font certes de leur mieux pour tenter de palier les lacunes d’un système imparfait, mais leur œuvre créatrice trouve ses limites quand le texte ne laisse place à aucune marge d’interprétation.

Une nouvelle intervention du législateur, après deux décennies de mise en œuvre du dispositif, permettrait de parfaire ce dernier, de sorte à le rendre plus juste et lisible pour le patient/justiciable.

I. Les zones d’ombre

L’ONIAM, établissement public crée par la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 pour permettre l’indemnisation des victimes d’accidents médicaux non fautifs, a tout mis en œuvre pour limiter la portée de cette avancée, d’une part, en tentant de faire admettre une vision toujours plus restrictive de la notion d’accident médical non fautif, d’autre part, en limitant au minimum le montant des indemnisations des victimes de tels événements, au moyen d’un barème resté longtemps extrêmement éloigné des réalités économiques.

Ainsi notamment, certains actes à « visée médicale » ne sont pas considérés comme des actes de soins au sens de l’article L. 1142-1, alinéa 1 du Code de la santé publique Numéro Lexbase : L0696H9N, excluant ainsi une indemnisation par l’ONIAM alors même que les autres critères pour une indemnisation au titre de l’accident médical non fautif seraient remplis.

L’accouchement par voie basse. Je pense notamment aux accouchements par voie basse au cours desquels un tel accident peut survenir, tel qu’une hémorragie de la délivrance ou de graves déchirures du périnée.

Mais sous prétexte qu’il s’agirait là d’un « événement naturel », l’ONIAM est parvenu à faire admettre en jurisprudence que la notion d’acte de soin devait être exclue alors pourtant qu’un accouchement par voie basse, est nécessairement médicalisé dès lors qu’il se déroule en établissement de santé.

Néanmoins, nous nous félicitons de voir la Cour de cassation ouvrir la voie à une forme d’aléa thérapeutique chaque fois qu’elle est en mesure de rattacher le dommage à un acte de soin clairement identifié, tel que les manœuvres obstétricales ou encore l’analgésie péridurale. 

En 2019, elle est venue préciser les conditions d’indemnisation des lésions subies à l’occasion d’un accouchement par voie basse, admettant la notion d’acte de soins au sens de l’article L. 1142-1 du Code de la santé publique dès lors que des manœuvres obstétricales avaient été pratiquées [4].

Ces évolutions jurisprudentielles motivent nos combats judiciaires, afin d’améliorer le sort des patients.

La chirurgie esthétique. On pourrait également citer l’exemple des actes de chirurgie esthétique qui sont depuis 2016 également exclus du dispositif de la solidarité nationale, mais cette fois sur décision du législateur qui a estimé qu’il ne s’agissait pas là d’acte de soin méritant de pouvoir bénéficier de l’intervention de la solidarité nationale en cas de dommage. 

L’étonnant dans l’histoire est que le législateur soit intervenu pour contrecarrer une jurisprudence favorable à la victime [5], en accueillant les arguments fondant le pourvoi de l’ONIAM, que la Cour de cassation avait pourtant rejetée.

Dans cette affaire, nous représentions les ayants droit d’une jeune victime de 22 ans, admise pour une liposuccion et décédée des suites d’un malaise cardiaque survenu avant l’anesthésie, à la suite de l’injection de deux produits sédatifs.

Nous étions donc sur le terrain de l’affection iatrogène et nous nous battions pour obtenir une indemnisation par la solidarité nationale. 

Après de nombreuses années de procédure contre l’ONIAM, la Cour de cassation statuait en notre faveur en considérant que les actes de chirurgie esthétique réalisés dans les conditions prévues aux articles L. 6322-1 Numéro Lexbase : L8852KUE et L. 6322-2 Numéro Lexbase : L4900LWE du Code de la santé publique, ainsi que les actes médicaux qui leur sont préparatoires, constituent bien des actes de soins au sens de l’article L. 1142-1.

Aujourd’hui, une telle solution ne serait plus possible, le Code de la santé publique l’excluant expressément.

Pourtant, les motivations qui poussent les patients à recourir à tels actes sont souvent intimement liées au psychisme et font incontestablement de bon nombre d’interventions de chirurgie esthétique, de véritables actes de soins.

Et en tout état de cause, les victimes de dommages survenus à l’occasion de tels actes demeurent des victimes d’un acte médicalisé, qui ne devraient pas être plus mal considérées que les autres.

Il serait dès lors salutaire que le législateur revienne sur cette exclusion et en profite pour remplacer la notion d’acte de soin par celle plus large, d’acte médicalisé, qui permettrait ainsi d’inclure les parturientes.

II. Les limites

Si la loi du 4 mars 2002 a instauré un dispositif de règlement amiable des litiges médicaux qui se veut rapide, simple, efficace et peu coûteux, il se révèle en pratique plus complexe et moins accessible qu’il n’y paraît.

L’assistance du patient victime. Les demandeurs qui décident de saisir les commissions de conciliation et d’indemnisation seuls comme la loi le leur permet, se retrouvent rapidement perdus face aux arcanes administratives et aux experts, médecins-conseils et avocats présents lors de la réunion d’expertise qui suit généralement la saisine des commissions.

Cette étape fondamentale est souvent une épreuve pour les patients victimes, qui se trouvent bien démunis et mal armés face à tant d’individus venus défendre la cause de leurs clients et qui maîtrisent parfaitement les enjeux des dossiers.

Quant aux experts, même s’ils font de leur mieux pour rendre leurs propos accessibles aux victimes et pour se détacher de leur qualité de médecin pour n’endosser que celle d’expert impartial, il arrive encore souvent qu’ils manquent quelque peu d’objectivité, de patience, de pédagogie et d’humanité face à des individus profondément blessés par leur parcours de soins.

Pour rétablir l’équilibre des forces en présence, chaque demandeur devrait être assisté d’un avocat et/ou d’un médecin-conseil dans le cadre de cette procédure CCI, et notamment ne jamais se rendre seul à l’expertise. 

L’enjeu humain et médico-légal est fondamental pour la suite des événements tant les conclusions du rapport d’expertise vont conditionner l’issue du processus initié en saisissant la CCI.

Les seuils. Par ailleurs, les conditions d’accès aux CCI et à l’indemnisation par la solidarité nationale apparaissent bien trop restrictives alors pourtant que l’esprit de la loi du 4 mars 2002 était de faciliter l’accès des victimes d’accidents médicaux au dispositif créé.

La question de l’abaissement de la gravité des seuils est un vrai débat ; le rapport d’activité de l’ONIAM pour 2020 faisait état de 40 % de dossiers déclarés irrecevables, faute de satisfaire aux seuils de compétence requis.

En effet, la recevabilité de chaque dossier devant les CCI est subordonnée à l'atteinte de l'un des seuils de gravité du dommage fixés par l'article D. 1142-1 du Code de la santé publique Numéro Lexbase : L2332IP3, modifié par le décret du 19 janvier 2011 [6].

Initialement, le législateur avait exclu bon nombre de victimes, en retenant parmi les seuils alternatifs, la notion d’interruption temporaire de travail qui excluait du système l’ensemble des inactifs (retraités, enfants, étudiants notamment).

Fort heureusement, depuis 2011, cette aberration n’existe plus puisque ce seuil a été remplacé par la notion d’arrêt temporaire des activités professionnelles ou des gênes temporaires constitutives d’un déficit fonctionnel temporaire supérieur ou égal à 50 % pendant une durée au moins égale à six mois consécutifs ou non consécutifs sur une même période de douze mois [7].

On ne peut que saluer cette évolution, permettant aux retraités et aux enfants victimes d’un accident médical de bénéficier de la procédure amiable. 

Mais l’on regrette que le seuil de DFTP (déficit fonctionnel temporaire partiel) ait été fixé à un minimum de 50 %, ce qui est tout de même considérable et abouti à exclure bon nombre de victimes.

Un autre seuil de gravité du dommage est représenté par un taux de déficit fonctionnel permanent de 24 %, mais là encore ce seuil est extrêmement élevé et abouti à laisser sur le bord de la route de nombreuses victimes de dommages moins lourds certes, mais tout de même d’une certaine gravité.
Il suffit ainsi de se référer au barème des incapacités du concours médical pour appréhender l’aspect restrictif de ce taux, qui correspond par exemple à une perte totale de mobilité d’une épaule, à la perte d’un œil, à l’amputation d’un pied, à l’amputation de la verge ou encore à une stérilité totale (quoique l’évaluation de ce dernier dommage oscille entre 20 et 25 %).

Lors du vote de la loi dite « Kouchner », de telles restrictions étaient justifiées par la crainte d’un afflux de demandes et partant, par la crainte de voir l’ONIAM incapable de faire face aux dépenses afférentes.

Avec le recul, nous savons que le nombre de saisine des CCI est resté en deçà des projections.

L’ONIAM souvent égratigné par la Cour des comptes notamment pour ses difficultés de gestion, n’est pas en proie à un manque de fonds, mais davantage à « un budget systématiquement sous exécuté » et « à une carence du recouvrement sur les assureurs défaillants » (30 millions d’euros tout de même sur les indemnisations réglées entre 2011 et 2015) [8].

« En revanche, si notre taux de rejet est important, c'est parce que nous appliquons la loi sur les seuils de gravité », reconnaîtra lui-même, le directeur en poste à l’époque [9].

Enfin, la notion de troubles particulièrement graves dans les conditions d’existence est un seuil qui a du sens, à géométrie variable, et moins rigide que ceux évoqués précédemment, mais qui demeure rarement retenu en pratique par les commissions.

La réparation. Une fois l’obstacle des seuils contourné ainsi que celui de la reconnaissance du droit à indemnisation, encore faut-il parvenir à obtenir une juste réparation des préjudices subis.

Il s’agit là d’un enjeu majeur pour les victimes d’accidents médicaux qui n’ont bien souvent plus de moyen de subsistance depuis la survenue du dommage et des besoins coûteux inhérents au handicap dont elles se trouvent désormais atteintes.

Le principe de réparation intégrale a précisément pour but de replacer artificiellement la victime dans la situation dans laquelle elle se trouvait avant le dommage.

Mais sur ce terrain de la réparation, des inégalités persistent.

La loi du 4 mars 2002 a certes uniformisé les règles de fond pour ce qui concerne la reconnaissance du droit à indemnisation, mais d’importantes disparités demeurent lorsqu’il s’agit d’apprécier le quantum de l’indemnisation.

Des variables tenant au lieu de réalisation de l’acte de prévention, de diagnostic ou de soins (public – privé), au cadre procédural (amiable ou judiciaire) ou encore au payeur (assureur - Oniam) vont impacter l’appréciation des dommages et intérêts revenant à la victime.

À dommage équivalent, il existe un écart de 30 à 50 % entre les sommes allouées par le juge judiciaire et celles allouées par le juge administratif, ce dernier se basant bien trop souvent sur le référentiel ONIAM, dont il est unanime y admis, y compris par la cour des comptes, qu’il est sous-évalué.

Dans le même ordre d’idées, dans la grande majorité des cas, les offres proposées par les assureurs dans le cadre amiable sont inacceptables, même si la présence d’un avocat aux côtés de la victime les incite à davantage de sérieux.

Ce constat est d’autant plus vrai lorsque l’on étudie les offres de l’ONIAM, même lorsqu’il intervient en substitution de l’assureur, en cas d’offre insuffisante ou de défaut d’offre. Et à l’inverse de ce qui se passe avec les compagnies d’assurance avec lesquelles le dialogue reste ouvert, avec l’ONIAM, il n’est pas question de tenter la moindre négociation, leur barème d’indemnisation étant littéralement infranchissable.

Cela est d’autant plus contestable qu’en tant que fonds de solidarité, l’ONIAM va bénéficier de la déduction des sommes dues à la victime, de l’ensemble des indemnités que celle-ci aura pu percevoir au titre du même préjudice.

Si l’ONIAM a pour ambition de favoriser une indemnisation en l’absence de recours au juge, les victimes bien conseillées contestent quasi systématiquement ses offres devant la juridiction compétente afin d’obtenir l’indemnisation intégrale de ses préjudices, en dehors de l’application de tout barème, qui constitue nécessairement une entrave à l’appréciation concrète de ses préjudices.

Prenons l’exemple de l’assistance par tierce personne :

Le référentiel établi par plusieurs cours d’appel, sous la plume de Monsieur le Conseiller Mornet [10], qui est un guide apprécié par les juridictions judiciaires car basé sur des données macro-économiques réelles, retient un taux horaire variant entre 16 et 25 euros selon le type d’aide requis.

On est là bien loin de ce que prévoit le barème de l’ONIAM.

« L’indemnisation de ce poste par l’ONIAM dépend du niveau de qualification de la tierce personne requise. Le taux horaire proposé par l’ONIAM est de 13 euros par heure pour une aide non spécialisée et de 18 euros par heure pour une aide spécialisée » [11] ; ce taux horaire ne permet pas de rémunérer une aide quelconque en respectant les minima salariaux.

Or, même en présence d’une tierce personne dite familiale, c’est pourtant ce que l’indemnisation allouée à ce titre devrait permettre afin de laisser à la victime, le choix de recourir un fine à un professionnel qualifié.

Autre exemple des disparités entre les indemnisations offertes par l’ONIAM et celles allouées par le juge judiciaire

Les souffrances endurées :

Évaluation

Sommes proposées par le référentiel Mornet

Sommes proposées par l’ONIAM

1/7 très léger

Jusqu’à 2000 €

811 à 1098  €

2/7 léger

2000 à 4000 €

1572 à 2126 €

3/7 modéré

4000 à 8000 €

3076 à 4162 €

4/7 moyen

8000 à 20 000 €

6121 à 8281 €

5/7 assez important

20 000 à 35 000 €

11 502 à 15 561 €

6/7 important

35 000 à 50 000 €

20 014 à 27 078 €

7/7 très important

50 000 à 80 000 €

32 453 à 43 907 €

Exceptionnel

80 000 € et plus

 

 

Les enjeux sont donc considérables. Mais la difficulté ne s’arrête pas là.

Lorsque nous conseillons à une victime de saisir la juridiction compétente afin de prétendre à une meilleure indemnisation, c’est sur la base du rapport d’expertise rendu dans le cadre du dispositif amiable de sorte à ne pas rallonger davantage le délai de résolution de son dossier.

Or, le cheval de bataille de l’ONIAM est de considérer que le rapport d’expertise déposé dans le cadre de la procédure CCI ne lui est pas opposable, alors même qu’il en a eu connaissance dans le cadre de la procédure puisqu’il siège au sein des CCI. 

Et de plus en plus souvent, les magistrats lui donnent gain de cause et ordonnent la tenue d’une nouvelle réunion d’expertise.

La victime doit alors se soumettre une nouvelle fois à cet exercice éprouvant, elle doit accepter l’idée que les conclusions du premier expert sur la base desquelles elle aura fondé sa stratégie procédurale, soient remises en cause, discutées de nouveau.

Bref, là où elle pensait mener la dernière passe d’armes, elle se retrouve brutalement à devoir reprendre le combat à son commencement, ce qui est extrêmement difficile à admettre.

III. L’hypocrisie

La loi « Kouchner » s’est révélée encore décevante à un autre égard.

La notion d’anormalité. Une fois le seuil de gravité du dommage atteint, encore faut-il pouvoir établir que ce dernier a eu « pour le patient des conséquences anormales au regard de son état de santé, comme de l’évolution prévisible de celui-ci » [12].

Cette notion d’anormalité n’a pas été définie par le législateur et là encore, la jurisprudence a dû faire œuvre créatrice.

Lorsque les conséquences de l’acte ne sont pas notablement plus graves que celles auxquelles la victime était exposée de manière suffisamment probable en l’absence de traitement, la condition d’anormalité se trouve remplie si la probabilité que le risque survenu ne se réalise était faible [13].

Encore faut-il ne pas se tromper d’anormalité, et se référer non à celle de la complication, mais à celle des conséquences de la complication. Cette distinction est cruciale.

Un risque faible est aujourd’hui inférieur à 5 % environ, mais là encore, rien n’est acquis et la jurisprudence pourrait parfaitement revenir sur cette appréciation hautement subjective [14].

Sur ce terrain encore le sort de la victime est incertain.

Ce critère constitue ainsi un obstacle supplémentaire que la victime devra franchir pour obtenir la réparation de son accident médical non fautif, ce d’autant qu’il dépend sans doute plus que tout autre, de l’analyse plus ou moins étayée et poussée des experts désignés sur cette question de la fréquence de réalisation du risque qui s’est réalisé.

Et il faut bien comprendre que la parole de l’expert est d’or, elle constitue bien souvent pour les magistrats la preuve parfaite qu’il est bien difficile de contester.

Or, l’appréciation de la fréquence du risque inhérent à tel ou tel acte, dans telle ou telle hypothèse, est extrêmement délicate.

Faute de mieux, les experts se fondent parfois sur des études contestables, dont la qualité serait à revoir.

Par ailleurs, dans une société qui n’accepte plus l’inconnu, qui voudrait tout maîtriser, la tendance actuelle est à la majoration de l’estimation des risques.

La problématique est la même pour les notices de produits de santé qui évoquent tous les risques possibles et imaginables, de sorte à se prémunir contre tout reproche tenant à un défaut d’information.

La science médicale dévoyée devient le meilleur avocat du corps médical.

Répondre au critère de l’anormalité est à mon sens un faux problème ; le vrai problème se situe dans la rareté de l’événement.

Comme le souligne à juste titre Laurent Bloch, « le critère d’anormalité pollue en permanence le débat et dans bien des hypothèses, il spolie la victime d’un droit à indemnisation qui semblait lui revenir de sorte que, de façon certes provocante, il est permis de se demander si l’indemnisation n’est pas réservée à des malades en pleine santé. Ne faudrait-il pas repenser les filtres de l’indemnisation en occultant le critère d’anormalité ? le critère de gravité et le rôle classique de l’état antérieur ne seraient-ils pas suffisants ? » [15].

Le dispositif dit « anti-perruche ». Je conclurai par ce qui constitue selon moi l’hypocrisie ultime de cette loi du 4 mars 2002 : son amendement dit « anti-Perruche » qui a fait couler beaucoup d’encre.

La problématique n’était clairement pas d’ordre philosophique comme le corps médical aurait souhaité nous en convaincre ; il s’agissait uniquement de sinistres à très forts enjeux financiers pour les assureurs de responsabilité, qui les redoutaient au plus haut point.

Les primes d’assurance des gynécologues obstétriciens comme celles des spécialistes du diagnostic prénatal ont d’ailleurs longtemps été parmi les plus élevées.
Selon cet article 1er, les enfants nés avec un handicap du fait d’un défaut de diagnostic d’une pathologie ou d’une malformation in utero, n’ont plus droit désormais à la réparation des préjudices en résultant, à moins qu’ils ne soient nés avant son entrée en vigueur.

Ils pourront alors, grâce au combat mené par les parents d’un jeune homme victime d’un tel défaut de diagnostic, continuer de bénéficier de la jurisprudence dite « Perruche » [16].

Pour les enfants nés après l’entrée en vigueur de la loi « Kouchner », rien n’est à espérer car les bien-pensants considèrent que « nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance », mais tel n’était pas là le propos de la jurisprudence « Perruche ».

Voici selon moi l’aberration majeure de cette loi supposée renforcer les droits des patients : comment considérer ce recul comme un progrès pour ces enfants et leur famille ?

Sous la pression du lobby des assureurs, le législateur a fait preuve ici d’un mépris sans précédent.

Au total, vingt ans après l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, il est évident que la situation des victimes d’accidents médicaux est plus favorable. Les avancées sont certaines, et l’on ne peut que s’en réjouir.

Pour autant, le système est perfectible et mérite que l’on continue de se battre aux côtés de ceux dont la vie a brutalement basculé.

Le moins que notre système puisse leur offrir, ceux sont des règles claires, lisibles, prévisibles, et des délais de traitement raisonnables.

Il appartient dès lors à notre législateur de tirer les enseignements de ces vingt ans de pratique et de corriger ce qui doit l’être. Ici encore davantage qu’en toute autre matière, la sécurité juridique doit primer afin de réassurer ces hommes et ces femmes atteints dans leur chair, qui n’aspirent qu’à recevoir la juste réparation de ce qui a été à jamais brisé.

 

[1] Extrait J-Ch. Coubris, Au nom de toutes les victimes, Flammarion, 2021.

[2] Loi n° 2002-303, du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé Numéro Lexbase : L1457AXA.  

[3] CE Contentieux, 9 avril 1993, n° 69336 Numéro Lexbase : A9435AME.

[4] Cass. civ. 1, 19 juin 2019, n° 18-20.883, FS-P+B+I Numéro Lexbase : A7775ZEP.

[5] Cass. civ. 1, 5 février 2014, n° 12-29.140, FS-P+B+R+I Numéro Lexbase : A5810MDK.

[6] Décret n° 2011-76, du 19 janvier 2011, relatif au caractère de gravité des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales prévu à l'article L. 1142-1 du code de la santé publique Numéro Lexbase : L2346IPL.

[7] Décret n° 2011-76 du 19 janvier 2011, préc..

[8] Rapport Cour des comptes 2017 : « l’indemnisation amiable des accidents médicaux : une mise en œuvre dévoyés, une remise en ordre impérative »

[9] Article d’O. Plichon, Erreur médicale : les incroyables failles de l'indemnisation des victimes, Le parisien, 14 décembre 2016 [en ligne].

[10] B. Mornet, L’indemnisation des préjudices en cas de blessures ou de décès, septembre 2022.

[11] Référentiel ONIAM, 1er avril 2022.

[12] CSP, art. L. 1142-1, II.

[13] CE 4e et 5e s-s-r., 12 décembre 2014, n° 365211, mentionné aux tables du recueil Lebon Numéro Lexbase : A6170M7N.

[14] CE 5e-6e ch.-réunies, 4 février 2019, n° 413247, mentionné aux tables du recueil Lebon Numéro Lexbase : A0007YW8 – CE 5e-6e ch.-réunies, 30 novembre 2021, n° 443922, mentionné aux tables du recueil Lebon Numéro Lexbase : A73207DH.

[15] L. Bloch et C. Castaing, L’indemnisation des victimes d’accidents médicaux non fautifs par l’ONIAM – Bilan d’application de la loi Kouchner, LEH Edition, 2022

[16] Ass. plén., 17 novembre 2000, n° 99-13.701 Numéro Lexbase : A1704ATB.

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